The past can hurt, but the way I see it; you can either run from it or learn from it.
Printemps 1315, Hainaut
« Et qu’attendez-vous donc de moi ? » Debout au centre de la pièce, les mains posées sur ses hanches, la jeune comtesse usait toute sa faculté de contrôle de soi, pour ne serait-ce que garder l’apparence d’un certain calme. Mais si sa voix restait neutre – bien que certainement un poil plus cinglante que ne l’auraient voulu les us – le regard colérique qu’elle lançait à son époux disait long sur les émotions qu’elle éprouvait à ce moment précis. C’était là une scène qui avait une certaine familiarité pour le couple des Avesnes, puisqu’elle avait tendance à se répéter à chaque fois que le nom de
‘Catherine de Courtenay’ était évoqué. Et si au cours des années, les deux époux parvenaient de mieux en mieux à contourner ce sujet épineux, la récente arrivée en leur maisonnée de la jeune sœur de Jeanne - appelée elle aussi Catherine, en honneur de sa mère – ne faisait finalement que raviver les disputes entre eux. Aujourd’hui encore, la jeune comtesse de Hainaut avait du mal à se remettre de la perte de celle qui l’avait toujours traité comme sa propre fille, et plus elle y avait réfléchi, plus les événements qui avaient suivi cette mort bien trop précoce de l’Impératrice de Constantinople lui paraissaient suspectes. Non seulement, son père – l’homme dont le nom en lui-même était synonyme d’ambition – s’était empressé d’épouser une femme qui ne lui apportait ni titre, ni terres, et ce avant même que le corps de sa deuxième épouse ne soit refroidit. Et comme si cela n’était pas déjà assez suspect, il avait fallu que Jean, l’unique fils de Catherine de Courtenay, rejoigne sa mère dans l’au-delà. Certes, il demeurait la possibilité que l’enchaînement de tous ces évènements en un si court laps de temps ne soit qu’une simple coïncidence, comme le lui rabâchait Guillaume. Après tout, les voies du Seigneur sont impénétrables – mais pas les voies empruntés par les hommes. Et même si la jolie brune était parfaitement consciente qu’elle risquait bien de ne jamais trouver les raisons de ces morts suspectes - ou pire, que ses craintes les concernant se révélaient être vraies – elle savait également qu’elle ne parviendrait jamais à se montrer indifférente à ce sujet. Ses doutes et craintes étaient bien trop ancrés dans son esprit pour qu’elle puisse en faire abstraction, comme son époux semblait le lui demander.
« Vous ne pouvez sincèrement attendre de moi que j’accepte tous ces événements comme de simples coïncidences. La mort de ma belle-mère. Le remariage avec cette femme sans le moindre sens de l’humilité et de décence. La mort de mon petit frère. Et le tout en l’espace de seulement quelques mois. » Au fur et à mesure que la jolie brune parlait, sa voix commençait de s’élever de plus en plus. Et si en temps normal, elle honorait les enseignements reçus de la part de sa feu belle-mère et faisait de son mieux pour se comporter de manière digne pour une comtesse, une épouse, une mère, il y avait des moments comme celui-ci où elle semblait oublier toute retenue et se montrait au moins aussi entêtée que son époux.
« Et bien, sachez que cela n’arrivera pas ! » Enervée, la jeune comtesse soutenait sans le moindre mal le regard noir de Guillaume. Et si le contenu de leur dispute n’avait rien de bien nouveau pour eux, la fin de la conversation donnait-elle aussi une impression de déjà vu : pendant quelques instants, les deux époux s’observaient en silence, avant que le jeune comte ne finisse par quitter la pièce, claquant la porte derrière lui. Qui sait, peut-être était-ce par respect pour le ventre de son épouse qui s’arrondissait de plus en plus, et qui se distinguait désormais même sous les robes les plus amples, que Guillaume avait choisi de mettre un terme à cette conversation, sans même répliquer à son épouse. Ou peut-être était-ce tout bonnement qu’il était las de ce débat stérile. Mais au fond, cela n’avait pas vraiment d’importance aux yeux de la jeune comtesse : sa position sur ce sujet était des plus claires, et il faudrait certainement bien plus que les paroles de son époux pour la faire changer d’avis !
Laissant échapper un soupire, Jeanne détourna son regard de la porte, pour le porter sur ses travaux de broderie qu’elle avait abandonné lors de la fenêtre. Un autre Avesnes allait naître d’ici quelques mois, et il – ou elle – allait nécessiter des vêtements digne d’un fils de comte, et petit-fils de Roi… sans même parler qu’il ne serait certainement pas un mal de confectionner également quelques vêtements pour l’enfant que portait la jeune Catherine, et qui verrait le jour certainement avant le sien, et ce d’autant plus que cette dernière ne semblait pas réellement ressentir le besoin de s’adonner à de telles tâches. La pauvre enfant semblait encore être bien trop jeune pour donner naissance, et semblait totalement dépassée par la situation – quoique, elle-même n’avais eu que quelques mois de plus lors de la naissance de son petit Jean presque 10 ans auparavant. Qui sait, peut-être qu’une fois l’enfant né, Catherine parviendrait peut-être mieux à se faire à son rôle d’épouse et de mère… ou du moins, c’était ce que Jeanne espérait pour sa sœur. Car même si désormais, Jeanne menait une vie de famille des plus agréables – mis à part les disputes qui rythmaient son mariage - cela avait loin d’avoir toujours été le cas, au point qu’elle n’avait aucun mal à s’imaginer de ce que Catherine devait traverser en ce moment. Enfin, pour cette dernière, cela devait être encore plus difficile, puisque contrairement à Jeanne, elle n’avait pas eu la chance d’être donné en mariage à un homme duquel elle était proche en âge : Philippe de Tarente avait plus de trois fois l’âge de sa jeune épouse, sans même évoquer le fait que les beaux-enfants de Catherine étaient déjà plus âgés qu’elle… De telles constellations en soi n’étaient sans doute pas rares, et pourtant, la jeune comtesse ne put s’empêcher d’éprouver une certaine compassion pour sa jeune sœur.
Bien trop plongée dans ses pensées pour se concentrer sur la broderie, la jolie brune laissa son regard vaguer à travers la pièce, avant de l’arrêter sur ladite sœur qui se tenait dans l’ouverture de la porte. Depuis combien de temps se tenait-elle là ? Qu’avait-elle entendu ?
« Catherine ! Je ne vous ai pas entendu arriver. finit-elle par dire, tentant d’adresser un sourire à sa jeune sœur.
J’aurais aimé vous proposer une promenade pour profiter du soleil, mais je crains que l’appel des coussins et la perspective soulager mes jambes pour l’espace de quelques minutes soient bien trop tentants pour y résister. Et je n’ai doute que vous devez être bien plus fatiguée que je ne le suis. Alors, peut-être accepteriez-vous de venir vous asseoir à mes côtés ? Pendant un court instant, la jolie brune interrompit son
flux de paroles pour faire signe à sa sœur de l’imiter et prendre place sur un des coussins disposés près de la fenêtre, avant de reprendre :
Peut-être voulez-vous goûter un rayon de miel ? Je sais que votre mère en raffolait durant ses grossesses, et je dois bien avouer que cela est également un de mes pêchés mignons. » Tendant à sa sœur une assiette de ces fameuses sucreries qu'une servante lui avait apporté peu auparavant la jolie brune resta un moment silencieux, observant sa cadette. Comme tous les enfants de sa feue belle-mère, Catherine lui était un mystère : la fille n'avait guère été plus qu'un jeune nourrisson lorsque Jeanne avait quitté la maison des Valois pour rejoindre les demeures de son époux. Et bien que les deux sœurs s'étaient croisés à de rares occasions depuis, elles étaient au fond deux parfaites étrangères, et ce malgré leur lien de sang. Sauf qu'aujourd'hui, il ne fut pas difficile pour la jeune comtesse de deviner que sa cadette avait quelque chose sur le cœur, mais semblait encore hésiter à le dévoiler.
« Je t'aurais bien demandé comment tu te portes, mais j'ai bien l'impression que tu ne souhaites pas parler des tracas de grossesse. » finit-elle par constater, alors que ses doigts se refermaient comme automatiquement autour d'un petit médaillon contenant une
peinture représentant sa feue belle-mère. Un bijou qu'elle s'était fait fabriquer près de 6 ans plus tôt, et qui ne la quittait que très rarement, la rappelant au jour le jour la seule mère qu'elle avait réellement connu, la sienne étant morte lorsqu'elle n'avait été qu'un jeune enfant.